Darty a tout compris

Publié le par Stéphane Jeanneteau

Au XXIe siècle, l'économie de pays comme la France sera de services à très forte valeur ajoutée, ou elle ne sera pas. Tenu par des économistes ou des politiques, ce genre de propos sonne juste, mais creux, tant qu'il n'est pas validé par des cas concrets. Quand il est au coeur des choix d'une entreprise comme Darty, qui fait à ce point partie du paysage, il mérite davantage l'attention. Jean-Noël Labroue, le directeur général de Kesa Electricals, la maison mère britannique de Darty et de But en France, de Comet outre-Manche, n'est pourtant pas du genre à se payer de mots. De son propre aveu, il appartient à cette catégorie de dirigeants pour qui la « stratégie » est l'affaire d'une réunion par an, le 2 janvier, qui dure le temps de se dire : « On continue comme avant. » S'il faut en changer au gré des circonstances ou des hommes, une stratégie ne peut être que médiocre. A l'inverse, cet ingénieur docteur en physique, arrivé au sommet d'une entreprise de commerce par l'informatique et la logistique, a une certitude : le cap fixé à l'origine par les frères Darty et maintenu dans les multiples avatars de son histoire capitaliste - start-up, introduction en Bourse, rachat par ses salariés, passage sous contrôle britannique en compagnie de Castorama, et enfin scission sous pression de la City - tient toujours la route.

En d'autres termes, Darty n'a ni cédé à la mode ni changé de métier en devenant fournisseur d'accès à Internet, avec sa propre DartyBox et ses offres double ou triple play combinant téléphone, télévision et Internet. L'annonce a pourtant reçu en octobre un premier accueil mitigé, sur le mode un peu condescendant : « Darty s'attaque à France Télécom. » Les différences d'expérience et le retard pris dans un marché dont le partage semblait déjà verrouillé justifiaient ironie et scepticisme. Petit à petit, on réalise que c'est dans l'autre sens qu'il fallait interpréter l'initiative de Darty. France Télécom, Free et autres acteurs de l'ADSL triomphant faisaient une telle irruption dans son pré carré qu'il ne pouvait pas rester sans réaction. Sauf à risquer d'être contaminé par la grande pagaille de la non-qualité qui s'est installée en même temps que ce nouveau service. Devenues le centre névralgique de toute installation multimédia familiale, les « box » des fournisseurs d'accès à Internet mettaient en porte à faux Darty et son « contrat de confiance », très souvent impliqués dans l'un ou l'autre des équipements connectés. Comment défendre sa réputation dans un marché incontournable, mais dont plus de 60 % des clients se disent insatisfaits ? Question d'autant plus lourde que chez Darty un taux d'insatisfaction de 5 % déclenche une alerte nucléaire et que 97 % des salariés ont un bonus indexé sur des mesures de qualité de service...

L'ADSL est le plus agressif, mais pas le premier des défis lancés au système Darty, qui réunit dans un même contrat achat, livraison, mise en service, reprise de l'ancien équipement et, surtout, service après-vente et garantie de gratuité d'intervention pendant deux ans. Cette réponse « intégrée », qui lui tient lieu depuis toujours de stratégie, avait déjà dû s'adapter à la révolution numérique. Pour Darty, des magasins envahis par cette génération de produits ont d'abord signifié une déflation des prix, donc une pression sur les marges difficiles à gérer. Cela s'est aussi traduit par de nouvelles attentes. Les enjeux de la continuité de service promise par contrat se sont déplacés de la panne au mode d'emploi. Le « ça ne marche plus » a fait place au « comment ça marche ? », le dépannage à l'initiation, l'apprentissage, voire la pédagogie. Les produits, techniquement plus fiables, sont devenus très complexes à mettre en oeuvre. Chacun d'entre nous expérimente tous les jours le spectacle affligeant des câblages enchevêtrés, des alimentations électriques en nombre jamais suffisant, des télécommandes qui se perdent en se multipliant, sans oublier les interruptions intempestives de connexion. Jean-Noël Labroue estime à 1.000 pages le total des notices nécessaires à une installation familiale un peu élaborée. Darty a surtout pu mesurer que là où l'électroménager classique suscitait un appel pour 10 clients, le « numérique » en provoquait deux par client ! L'économie n'est évidemment pas la même, surtout quand le contrat prévoit le déplacement dans la journée d'un technicien au volant d'une camionnette pour toute « panne » signalée avant 10 heures du matin.

Darty avait apporté une première réponse au début des années 2000 en réorganisant de fond en comble son service après-vente. De 70, le nombre de centres d'intervention a été ramené à 45, auxquels s'ajoutent 7 « call centers », tous localisés en France, et dotés d'un personnel formé et d'outils logiciels adaptés au traitement à distance. Au sommet du dispositif, le centre de Bercy accueille les équipes les plus rompues à l'installation multimédia familiale. Le tout est accessible par un seul numéro d'appel, là où il fallait auparavant un annuaire. Le résultat a dépassé les espérances, avec des taux de résolution des problèmes par téléphone au premier appel de 30 % à 35 % pour les produits classiques et de 85 %-90 % pour le « numérique ». De quoi changer la perspective : les clients y gagnent un service souvent instantané, le distributeur réduit ses coûts et ses techniciens sont plus disponibles pour des interventions à domicile mieux justifiées ou plus sophistiquées.

C'est le succès de cette mutation qui a achevé de convaincre Jean-Noël Labroue et le conseil d'administration de Kesa que, face au défi spécifique de l'ADSL, Darty devait aller au bout de sa logique d'intégration et d'autonomie. Il n'a jamais été question de se transformer en opérateur de télécoms : ce métier est confié à Completel, dernier petit indépendant du paysage français. Par prudence ou par tactique à l'égard des acteurs de premier rang de l'ADSL, le distributeur a aussi annoncé des objectifs modestes : 4 % à 5 % du marché à l'horizon de 2010. L'important était surtout de s'engager sous les couleurs habituelles de Darty : le prix n'est pas agressif, mais l'offre est simple, sans frais d'engagement ni de résiliation, l'installation gratuite à domicile dans les quarante-huit heures, et l'assistance téléphonique à un tarif très compétitif.

Au total, l'investissement financier n'est pas de très grande ampleur : une vingtaine de millions d'euros à sortir la première année, pour un service qui devrait contribuer aux marges et au cash-flow d'ici trois ou quatre ans. L'introduction de la DartyBox n'en a pas moins été l'une des opérations les plus complexes que le distributeur ait menées, sur les plans technologique, informatique, logistique, administratif, les 5.000 personnes à former n'étant pas le moindre défi. Les nouveautés à intégrer - la fabrication sous-traitée des boîtiers, la facturation mensuelle du service, les rapports avec un régulateur de marché - en font même une véritable diversification. Mais en radicalisant son modèle « tout compris », Darty se maintient dans un cercle vertueux qui est d'une grande modernité économique. A nouveaux services, nouveaux métiers. A nouvelles sources de marge, nouveaux revenus pour des emplois plus qualifiés et mieux protégés de la concurrence à bas coût, car non transférables à l'étranger. Jean-Noël Labroue se situe ainsi en continuité parfaite avec l'histoire de Darty. Le distributeur a toujours pratiqué un capitalisme à sa façon, partant d'une préoccupation consumériste - le prix, le choix, le service - pour remonter à une création de valeur régulière pour ses actionnaires (que sont encore nombre de ses salariés), tout en faisant fonctionner l'ascenseur social par la formation et la qualification. Darty a aussi toujours calculé que ce qui conduisait à fidéliser ses clients était à la fois le plus rentable des investissements, un argument qui va droit au coeur des analystes financiers et la meilleure solution pour pérenniser ses propres emplois. Darty a tout compris.

Le système Darty
• 10.000 salariés, dont 2.800 au service après-vente et 1.100 à la livraison et à l'installation à domicile.
• 208 magasins, 2 entrepôts (région parisienne et Lyon), 77 centres de livraison à domicile, 45 pôles de service après-vente et 7 centres d'appels dont celui de Bercy spécialisé en numérique et accès à Internet.
• 70 millions de visiteurs par an dans les magasins, 35 millions pour le site darty.com.
• 4 millions d'appels par an au service après-vente.
• 1,2 million de réparations à domicile et 1,1 million en atelier.

 


Publié dans Les enseignes

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