Ikea, les secrets de la secte mondiale du kit

Publié le par Stéphane Jeanneteau

Ikea, les secrets de la secte mondiale du kit
 
Un Européen d'aujourd'hui sur 10 aurait été conçu dans un lit Ikea ! Le géant suédois s'offrira, en mars prochain, une nouvelle adresse à Anderlecht. Et Ikea Belgium NV fête ses 20 ans. L'occasion d'aller voir les coulisses de l'entreprise, qui réalise un chiffre d'affaires annuel de € 315 millions dans notre pays et y emploie 1.300 personnes. Ikea pourrait doubler le nombre de ses magasins dans les années à venir. Quelles sont les recettes du Messie du kit ?
 
 
Staffan Jeppsson ramasse les papiers qui traînent par terre. Il faut dire que les clients de cet immense Ikea de Zaventem (29.000 m²) en jettent tout au long du parcours d'exposition. Alors, tous les 10 mètres, Staffan Jeppsson doit se baisser, attraper le papier et le garder à la main jusqu'à ce qu'il trouve une poubelle. Ce qui étonne un peu les non-Scandinaves, car il est tout de même le patron d'Ikea en Belgique ! Lorsqu'on lui en fait la remarque, il répond simplement : «La saleté m'énerve. Je ramasse les papiers même chez Carrefour !»
Alors qu'il parcourt le dédale du magasin, le Suédois décrit, dans un français impeccable, les coulisses du géant du meuble. Et s'interrompt soudain en voyant qu'un enfant s'est coincé dans le dispositif de test de solidité des meubles. Un bras métallique qui ouvre et ferme les tiroirs, plusieurs milliers de fois par jour : tout sauf un jouet. Cris et pleurs du petit garçon, et intervention immédiate du patron pour le dégager. Sans commentaires, sans émettre de reproches. Après quelques mots échangés avec les parents pour s'assurer que tout va bien, la visite reprend.
 
Une démonstration plus efficace que toutes les déclarations sur la culture informelle de l'entreprise. Chez Ikea, tout le monde se tutoie. Les cadres ne sont ni en tailleur ni en costume-cravate. Un principe édicté par le fondateur du groupe, Ingvar Kamprad. Un Suédois d'aujourd'hui 78 ans, dont Staffan Jeppsson fut l'assistant personnel entre 1990 et 1995. En même temps que celui du CEO de l'époque, Anders Moberg, car le patron d'Ikea et son fondateur partagent toujours leur assistant. Une façon d'éviter tout couac de communication ou d'organisation.
 
 
6 % du marché… au moins
 
Ikea a ouvert ses deux premiers magasins belges en 1984, à Zaventem et Ternat, et les deux suivants à Wilrijk et Hognoul. Ils doivent atteindre le seuil de rentabilité après cinq ans, c'est la règle. Celui d'Anderlecht (investissement total : € 60 millions) sera surdimensionné dès le départ _ mais il est prévu qu'il crée la demande ! Il fera passer le nombre d'employés en Belgique à 1.600.
Combien de magasins faudrait-il, aux yeux de Staffan Jeppsson, pour «couvrir» le territoire belge ? «Ici, tout dépend des permis de construire. Cela dit, à terme, il me semble qu'il faudrait sept à huit magasins.» Où ? «Je ne peux rien vous dire, à part qu'il en faudrait un à Gand : celui d'Anvers ne suffit pas.»
Une certitude : Ikea fait déjà partie du paysage belge. La notoriété de la marque est très forte, selon une enquête indépendante commandée par le groupe en 2002 : 100 % des personnes interrogées reconnaissent la marque lorsqu'on l'évoque devant eux. Dans les zones de chalandise des magasins, trois Belges sur quatre citent spontanément Ikea à la question : quels magasins d'ameublement-décoration connaissez-vous ? «Les statistiques de la Banque nationale de Belgique disent que nous détenons 5 % à 6 % du marché», complète Staffan Jeppsson.
 
Outil de séduction n° 1 de la marque, le catalogue est imprimé chez nous à 3,4 millions d'exemplaires. 2,8 millions sont distribués au porte-à-porte le mois d'août. Le solde est utilisé pour les magasins et les demandes par téléphone et Internet. Les autres chiffres ne sont toutefois pas communiqués aussi facilement. Le montant des profits ? Top secret. Selon les comptes disponibles auprès de la BNB, les résultats après impôts s'élevaient à € 14,4 millions en 2003 et € 3,1 millions en 2002. Les marges réalisées s'établiraient autour de 17 % ou 18 %.
 
Eux aussi secrets, le nombre de visiteurs annuels, le montant moyen du ticket de caisse, etc. Ikea affirme ne pas disposer de statistiques sur le nombre moyen d'achats, le temps moyen passé dans le magasin… «Nous savons que le nombre de passages en caisses représente plus de 50 % du nombre d'entrées en magasin, relève Anne-Clothilde Picot, responsable de la communication externe. Comme beaucoup de clients viennent à plusieurs, cela signifie que peu de visiteurs repartent les mains vides.»
 
 
Convertir les enfants pour attirer les familles
 
Particularité des clients belges : ils achètent beaucoup de cuisines et pas mal de chambres. Comme dans tous les Ikea du monde, ils doivent suivre le parcours fléché à travers tout le magasin, et ne peuvent emprunter que quatre ou cinq raccourcis signalés discrètement. «On ne veut pas que vous veniez simplement acheter une ampoule et repartiez sans avoir vu un seul meuble !, reconnaît Staffan Jeppsson. Alors, on vous oblige un peu à voir notre hall d'exposition. Et puis, pendant que vous faites la file, on vous rappelle que vous pouvez nourrir toute la famille pour € 4, grâce à notre produit d'appel, le hot-dog à € 0,50. Il est très important que la dernière impression soit positive.»
Autre truc pour attirer les familles : convertir les enfants. Ceux de 8-12 ans demandent à leurs parents de venir à Ikea. De plus en plus d'espaces leur sont réservés, tant dans le magasin même qu'aux restaurants, et jusqu'aux toilettes.
La botte secrète d'Ikea, c'est surtout de créer à la fois le besoin et l'objet qui comble ce besoin. Une méthode que le sociologue allemand Theodor Adorno a baptisé «besoin rétroactif». Exemple : le crochet Mallen, qui sert à suspendre les magazines dans vos toilettes ou votre salle de bains. Comment, vous n'y aviez jamais pensé ? Pourtant, une fois que vous aurez vu les magazines proprement suspendus au mur grâce à Mallen, les vôtres, par terre, vous paraîtront insupportablement négligés… Staffan Jeppsson le reconnaît : «Bien sûr, on essaie de vous faire acheter des objets même si vous n'en avez pas forcément besoin. C'est la vocation de toute société commerciale de pousser ses clients à acheter ses produits…»
 
Selon le quotidien français La Tribune, Ikea se préparerait même à lancer des offres de location de meubles. Comme avec une marque auto, on pourrait souscrire un contrat de renouvellement régulier de son mobilier. En un sens, l'aboutissement de la démarche Ikea de désacralisation du meuble. Staffan Jeppsson ne confirme pas la nouvelle… mais qui sait où s'arrêtera Ikea !
 
 
Bois clair, structure obscure ?
 
Ingvar Kamprad réside en Suisse, sans doute pas uniquement pour le bon air des montagnes. Et le capital du groupe qu'il a fondé est logé dans une fondation néerlandaise. Pour l'imposition allégée, sans doute, même si ce n'est pas ce qu'on met ici en avant. «Ikea est une société anonyme qui doit réaliser des profits, mais pas à n'importe quel prix, justifie Staffan Jeppsson. Nous avons la chance de ne pas subir de pression venant d'actionnaires, puisqu'il n'y en a pas. Nous pouvons donc réinvestir tous les bénéfices. Ikea a une dimension humaine, presque sociale, notre volonté est d'améliorer la vie quotidienne des gens. Nous sommes en train d'investir en Russie : jamais des actionnaires ne nous laisseraient faire ce genre de pari sur 10 ou 12 ans.»
 
Entre la fondation néerlandaise et Ikea Belgium, opère une société holding. Une autre société, Ikea Wholesale Benelux, est importatrice. Elle a un dépôt de 90.000 m³, et livre les magasins belges et néerlandais. Il n'existe pas de filiales, mais des sociétés anonymes locales. Les magasins achètent à l'importateur, lequel se fournit auprès d'Ikea of Sweden.
 
Une organisation en pleine expansion et qui a connu quelques ratés : un scandale sur le travail d'enfants dans les fabriques de tapis indiennes et pakistanaises a failli coûter cher à la marque, qui a redressé la barre très rapidement. «Parmi les neuf principes énoncés par Ingvar Kamprad, figure l'honnêteté, rappelle Staffan Jeppsson. Ikea ne travaille pas avec des agents, mais possède des bureaux installés dans les pays producteurs. Nos acheteurs sont dans les usines, et nos fournisseurs ont un code de conduite obligatoire. Nous avons aussi des équipes mobiles de contrôleurs, ce qui est rare pour un commerce à prix réduit !»
 
Cela n'explique pas entièrement pourquoi la multinationale Ikea (les articles proviennent à 66 % d'Europe, à 31 % d'Asie et à 3 % d'Amérique du Nord) ne subit pas l'opprobre des altermondialistes au même titre que d'autres entreprises globalisées. «Ikea est une société européenne et, partout où elle s'installe, même en Asie, c'est le côté suédois qui est mis en avant, analyse Isabelle Schuling, professeur à l'Institut d'administration et de gestion de l'ULB. Tout le contraire de la volonté des multinationales, souvent américaines, d'établir une marque globale déconnectée de son pays d'origine. Certes, le produit Ikea est global, ce qui permet de comprimer les coûts, mais il n'a pas été imposé de manière agressive.»
 
Bref, Ikea se démarque du modèle McDonald's. «Même si la structure des magasins est toujours la même, afin que le client s'y retrouve où qu'il soit, nous respectons les différences locales et adaptons notre offre en fonction des clients de la région, en piochant dans l'assortiment disponible», résume Staffan Jeppsson. Cette liberté-là est toutefois loin d'être infinie : la direction impose nombre d'incontournables. «Environ 60 % des produits disponibles, 10.000 références en tout, doivent être présentés, calcule le directeur. Impossible de ne pas proposer d'étagères Billy, par exemple.»
 
 
Le mystérieux Monsieur Kamprad
 
Staffan Jeppsson, originaire de Malmö, était en poste en Belgique lors de l'ouverture. Il a ensuite travaillé au Canada, à Paris et au Danemark, avant de revenir diriger Ikea Belgium. En 1994, il s'est retrouvé dans l'œil du cyclone : il était l'assistant personnel d'Ingvar Kamprad lorsqu'un journal a révélé que ce dernier avait côtoyé, de 1942 à 1950, Per Engdahl, fondateur d'un parti fascisant. Le patriarche d'Ikea envoya alors une lettre ouverte aux 25.000 salariés. «C'est l'erreur la plus stupide de ma vie», «une partie de ma vie que je regrette amèrement», affirma-t-il.
 
Une période dont Staffan Jeppsson préfère ne plus parler, insistant sur les aspects positifs du personnage. «Si j'ai été très marqué par mon travail à ses côtés, c'est grâce à l'exemple qu'il donnait : une attention permanente aux coûts sans réduire la qualité, un soin du détail, le souci de la qualité des relations humaines. Et la clairvoyance lorsqu'on s'évalue, qui permet de trouver des collaborateurs pour compenser vos points faibles. On peut dire, en un sens, qu'il n'est jamais complètement content, parce qu'il veut toujours faire mieux !» On n'en saura pas plus. La discrétion semble de mise chez Ikea lorsqu'on évoque le père fondateur.
 
«Je ne parlerais pas de secte pour Ikea, conclut Isabelle Schuling. C'est un modèle de succès, fondé sur un positionnement cohérent, et une culture d'entreprise forte. Un exemple pour les Européens.»
 
 

Publié dans Les news

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article