La galaxie Mulliez, première fortune française

Publié le par Stéphane Jeanneteau

 
La galaxie Mulliez, première fortune française
 
Régnant sur une noria d’enseignes qui réalisent ensemble plus de 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la famille Mulliez est devenue en quarante ans la première fortune professionnelle française avec un patrimoine collectif estimé à 20 milliards d’euros. Comment cette dynastie nordiste a-t-elle bâti un tel empire ? Comment est-elle parvenue à préserver son indépendance ? En quoi son organisation juridico-patrimoniale est-elle si originale ? Quels sont les secrets du pacte qui lie entre eux les membres de la famille ? Visite guidée au cœur de l’empire des Mulliez.
 
« Tous dans tout » : le secret des Mulliez
 
Les 500 membres de la famille Mulliez sont liés par un pacte hors du commun, fondé sur le lien du sang, qui est à la fois le ciment de leur unité et le sésame de leur prospérité.
 
Auchan, Atac, Décathlon, Leroy-Merlin, Boulanger, Kiabi, Pimkie, Flunch, Alinéa, etc. : ensemble, les différentes enseignes appartenant à la famille Mulliez génèrent un chiffre d’affaires qui dépasse les 50 milliards d’euros, ce qui en ferait, de très loin, le premier « conglomérat familial » français. En cumulant les effectifs employés dans les multiples entreprises, on arrive à un impressionnant total de 250 000 salariés (l’équivalent de la population de Rennes) dont 200 000 pour la France. Des chiffres qui, là encore, placent la famille en pôle position au plan national s’agissant du secteur privé non coté.
Pourtant, au plan comptable et fiscal, la plupart des entreprises sont totalement indépendantes les unes des autres. Inutile, donc, de chercher dans la presse économique une quelconque consolidation de leurs chiffres d’affaires ou de leurs bénéfices financiers. Chacune met en œuvre sa propre stratégie, y compris au plan social. Les syndicats ne sont d’ailleurs jamais parvenus à obtenir la mise en place d’un comité de groupe, comme cela se fait dans les grandes entreprises pour permettre aux délégués des filiales de peser davantage face à l’état-major. Filiale ? Le mot est même carrément tabou chez les Mulliez. Certes, Atac est une filiale d’Auchan, tout comme Leroy-Merlin Chine dépend de Leroy-Merlin. En revanche, n’allez pas dire que les Mulliez disposent de filiales, eux qui depuis près de 50 ans évitent méticuleusement de se constituer en groupe. Pour éviter de faire apparaître cette notion de groupe, les 500 membres de cette étonnante dynastie nordiste s’appuient sur un dispositif juridico-patrimonial extrêmement ingénieux et qui, avec le temps, s’est avéré d’une redoutable efficacité. Il leur a non seulement permis de se développer et de se diversifier tous azimuts. Il s’est surtout avéré un précieux sésame grâce auquel ils ont pu préserver leur indépendance et éviter d’avoir, comme les fondateurs de Carrefour ou Casino, à introduire une partie de leur capital en bourse.
 
Une forteresse parfaitement imprenable
Le pacte, qui depuis plus d’un demi-siècle assure la cohésion capitalistique des Mulliez repose sur un principe fondamental : « Tous dans tout, dans le même pourcentage et dans toutes les entreprises ». Une formule apparemment toute simple mais qui est indissociable du modèle mis en place. Elle s’appuie notamment sur une clause, dénommée « 8-6 », qui est copiée / collée dans les statuts des sociétés civiles détenues par les associés familiaux et qui joue le rôle de clé de voûte du gigantesque édifice mis à jour pour la première fois dans le livre « Le secret des Mulliez » *. Que dit cette clause « 8-6 » ? Que seuls les descendants du couple Louis Mulliez – Marguerite Lestienne (les grands-parents de Gérard Mulliez, le fondateur d’Auchan), mariés en 1900, peuvent être propriétaires des titres régis par ce pacte. La gestion des actifs familiaux relève donc de pratiques claniques parfaitement inédites qui permettent tout à la fois d’empêcher la cession de titres en dehors de la famille et de verrouiller les opérations de succession entre les différentes générations. Il convient aussi de préciser qu’en marge des titres dont ils héritent, les bénéficiaires du pacte ont la faculté d’en acheter ou d’en vendre grâce à l’organisation d’un marché interne. On est là au cœur du système Mulliez et on peut enfin comprendre pourquoi, du fait de cette exclusivité familiale, la forteresse est parfaitement imprenable.
 
Pot commun patrimonial
Après la mort de leur père, en 1952, les fils de Louis Mulliez-Lestienne ont eu le choix entre se répartir les petites entreprises « textile » qu’ils avaient à l’époque (1 800 emplois au total) ou rester tous ensemble. C’est cette solution qu’ils ont privilégiée. Plutôt que de se partager les affaires comme cela se faisait classiquement - à toi le peignage, à moi la retorderie, à lui la filature, etc.- ils ont imaginé un système qui leur permettrait de rester solidaires et de garantir un caractère collectif à la propriété de leurs entreprises. Une sorte de pot commun patrimonial auquel chacun apporta ce qu’il avait développé. Mais à la différence des autres pactes familiaux, les Mulliez ont pris une disposition supplémentaire : chaque entreprise devait rester autonome. Autrement dit : OK pour avoir les mêmes actionnaires mais pas question de regrouper le capital. « Cela aurait signifié le regroupement des risques, ce dont nous continuons de nous méfier comme de la peste », commente l’un des anciens du clan. Une telle disposition permettait d’éviter, en cas de mauvaises affaires dans l’un des ateliers, une contagion aux parties restées « saines ». A chacun son bilan donc, à chacun la couverture de ses risques, mais pas question de mettre en place une quelconque consolidation capitalistique. Grâce à ce pacte, très subtilement, la famille apparaît comme une association, non pas d’entreprises, mais de propriétaires, détenant de manière solidaire des parts des mêmes sociétés.
 
Des titres détenus sous forme de « panier garni »
 
La composition du capital des sociétés civiles, constitué des réserves distribuées par les holdings intermédiaires assurant l’interface entre les associés et les enseignes, est, elle aussi, soigneusement encadrée. L’attribution des titres, y compris sur le marché interne qui permet aux uns ou aux autres d’entrer ou de sortir, se fait sous forme de « panier garni ». Sa répartition, fixée par le conseil central familial, est rigoureusement identique quelles que soient les sociétés bénéficiaires. Ces dernières possèdent ainsi des portefeuilles qui, à défaut d’être de même valeur - les branches où il naît moins d’enfants étant évidemment les mieux dotées -, sont néanmoins de nature parfaitement équivalente, c'est-à-dire présentant les mêmes proportions de titres des différentes enseignes. Naturellement, ces proportions sont sujettes à ajustement car elles reflètent les évolutions dans le temps de la contribution des entreprises à la valeur des holdings intermédiaires qui les contrôlent. Les actionnaires n’ont néanmoins pas la faculté d’arbitrer la composition de leurs corbeilles respectives. Par exemple, ça n’est pas parce qu’un membre de la famille croit davantage aux opportunités de croissance de telle enseigne qu’il aura la faculté de faire varier la nature de ses participations. Si chaque actionnaire avait le choix entre les titres, cela occasionnerait des évolutions divergentes de la valeur des portefeuilles, avec tous les risques de conflits que cela induirait entre les propriétaires. La gestion des titres par « assortiment » évite justement de telles disparités qui feraient voler en éclat l’unité du clan. En outre, elle place tous les membres de la famille sur un même pied d’égalité en matière de taux de rémunération de leur capital.
 
Les vertus de l’autonomie
 
Sorte de communisme « actionnarial » héréditaire, le modèle mis en place permet tout à la fois de garantir l’indépendance des entreprises, de contribuer, dans la durée, à l’enrichissement équilibré des différentes composantes de la famille et, plus subtil, de favoriser une adhésion la plus large possible, et sans cesse renouvelée, au contrat familial.
Non seulement « capitalistiquement indépendantes » les unes des autres, les entreprises fonctionnent en outre de manière totalement autonome. A l’heure où l’on parle économies d’échelle et taille critique, un tel raisonnement peut surprendre. Dans certains domaines, l’absence de coopération entre les différentes enseignes faisant partie du giron familial est même stupéfiante. Par exemple, pour leurs achats, qu’il s’agisse d’espaces publicitaires ou de marchandises, les entreprises obtiendraient sans doute de meilleures conditions si elles consolidaient leurs volumes. Ce n’est pas le cas. Auchan et Décathlon achètent leurs vélos chacun de leur côté ; Boulanger et Leroy-Merlin font imprimer séparément leurs dépliants, etc. Aucune contrainte venue de l’actionnaire pour les obliger à telle ou telle synergie ne doit leur être imposée. Si deux sociétés veulent travailler ensemble dans tel ou tel domaine, elles peuvent le faire, mais cela doit être le choix de leurs dirigeants et en aucun cas une directive des propriétaires. Chaque entreprise doit imaginer, pour elle-même, les meilleures conditions de son développement. Un esprit d’autonomie qui ne s’est jamais démenti et qui reste de mise entre les différentes entreprises du clan.
 
 
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Qui contrôle quoi chez les Mulliez ?
 
Les enseignes détenues au moins aux deux tiers via le pacte familial « Tous dans tout »
Auchan, Atac, Alinéa, Boulanger, Leroy-Merlin (+ Weldom, Obi et Bricoman), Kiabi, Jules, Brice, Pimkie, Xanaka, Phildar, Cannelle, Flunch, Amarine, Pizza Paï, Les Trois Brasseurs, Isabelle Atkins, Tapis Saint-Maclou, Tape à l’œil, Top Office, Alice Délice.
 
Les enseignes partiellement contrôlées par le pacte
Décathlon 51 % (avec Michel Leclercq)
Les Trois Suisses : 44 % (avec Otto Versand)
Sonepar, matériel électrique, et Coriolis Telecom : 17 % (avec les familles Coisne et Lambert)
 
Les enseignes détenues par des membres de la famille, hors du pacte
Cultura (Philippe Van der Wees majoritaire)
Norauto, franchise Midas France et Tel & Com (Eric Derville majoritaire)
Kiloutou (Franky Mulliez minoritaire + fonds Sagard)
France Cheval (Franky Mulliez)
Picwic (Stéphane Mulliez)
Cadréa (Patrick Bayart, franchiseur)
Youg’s, La Vignery
 
Dans le cadre du pacte, tous les associés possèdent des titres « Tous dans tout ». Cela n’empêche pas les initiatives individuelles, en marge du contrat familial, voire les solutions mixtes. Au sein de la galaxie Mulliez, les configurations capitalistiques sont donc variables avec des entreprises contrôlées intégralement via le pacte et des enseignes développées à titre plus ou moins personnel par tel ou tel membre de la famille.
 
Vianney Mulliez : des défis … et un trésor
 
Nouveau patron d’Auchan, Vianney Mulliez va devoir faire des arbitrages délicats. Il dispose néanmoins d’une cagnotte qui pourrait lui permettre de mener prochainement une grosse opération.
 
C’est officiellement le 6 juin 2006 que Vianney Mulliez a pris ses fonctions de président du conseil de surveillance du groupe Auchan. Comme Linéaires l’avait révélé sur son site internet dès le 27 avril, c’est donc cet homme, au profil financier marqué, que l’association familiale Mulliez (AFM), actionnaire majoritaire du numéro deux français de la distribution, a choisi pour succéder à l’emblématique Gérard Mulliez.
 
Une situation plus limpide
HEC, expert-comptable de formation, ancien auditeur chez PricewatherhouseCoopers, Vianney Mulliez, 43 ans, avait jusque-là, chez Auchan, exercé des responsabilités dans les services financiers, le développement et la branche immobilière. Il devrait sans surprise, au moins dans un premier temps, laisser à leur poste Christophe Dubrulle, président du directoire, et Arnaud Mulliez, le fils de Gérard, patron d’Auchan France. Nul doute qu’au regard de la volonté de consensus qui a toujours la priorité chez les Mulliez, le nouvel homme fort devrait avoir à cœur, sur ce plan, d’assurer une transition en douceur.
Il n’empêche, les défis que le groupe doit relever (redressement de la part de marché des hypers en France, avenir de l’enseigne Atac, accélération du développement international, etc.) peuvent potentiellement l’amener à faire des arbitrages délicats. Vianney Mulliez bénéficie en tout cas du plein soutien de l’association familiale Mulliez. Une situation, de ce point de vue, sans doute plus limpide que ne l’était la cohabitation parfois tendue entre son prédécesseur et ses cousins élus au conseil familial.
 
Une cagnotte à 3,7 Md€
Vianney Mulliez est non seulement très proche de Thierry Mulliez, le patron de l’AFM, mais il dispose aussi de vrais relais au sein de la structure familiale. Son frère, Jérôme, qui vit à Londres, est par exemple en charge du comité des finances. Sa sœur, Séverine Tapié, est pour sa part président de CavaGestion, une société interne à la famille spécifiquement chargée d’optimiser la trésorerie de l’AFM. Cette proximité pourrait se révéler une carte majeure dans son jeu si, d’aventure, des opportunités de croissance externe venaient à se présenter.
Ces dernières années, à la faveur de la réduction de son taux d’endettement (aujourd’hui retombé à 44 %), Auchan est parvenu à se constituer des réserves de trésorerie qui atteignent aujourd’hui 1,7 milliard d’euros. Une somme à laquelle on peut ajouter la « cagnotte » de deux milliards d’euros dont dispose l’AFM. Autrement dit, Auchan et les Mulliez ont la capacité financière de mener une grosse opération. A titre de comparaison, ces 3,7 milliards d’euros d’autofinancement potentiel représentent une manne supérieure à celle qu’avait dû sortir Auchan, en 1996, pour s’emparer des Docks de France. A l’époque, le groupe avait été contraint de s’endetter lourdement. S’il lui fallait aujourd’hui investir le même montant, il pourrait le payer cash.

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