Russie : la ruée vers l’hyper

Publié le par Stéphane Jeanneteau

Les géants mondiaux mettent du temps à prendre la mesure de l’eldorado russe. Dans ce pays, pourtant, l’engouement des consommateurs pour les hypers est sans précédent.

Un ticket d’entrée cher et compliqué
Du fait des chicanes administratives et du formalisme des autorités locales, il faut compter environ trois ans pour ouvrir un magasin en Russie. Ceux qui, à l’image d’Ikea, ont parfois voulu forcer le passage, en ont été pour leurs frais. Compte tenu de l’importance des investissements, mieux vaut présenter des dossiers les plus clairs possibles pour éviter les mauvaises surprises. « Certes, les procédures sont laborieuses, mais au moins il y a un cadre réglementaire et ceux qui ont su monter leurs dossiers dans les règles peuvent exercer des recours si besoin est », observe un bon connaisseur du pays.
Bertrand Gobin

Des chiffres qui donnent le tournis
Pour l’instant, les cessions de magasins restent rares mais s’effectuent à des niveaux très élevées. Quelques transactions ont été effectuées sur la base … d’une année de chiffre d’affaires, immobilier exclu. C’est beaucoup mais les investisseurs qui veulent se positionner aujourd’hui sur le marché n’ont pas le choix. Sauf à prendre leur tour dans la file d’attente et à patienter trois ans sachant que les meilleurs emplacements sont déjà pris. Au plan de l’immobilier, la flambée des prix, de l’ordre de 30 % par an, donne une prime considérable aux opérateurs déjà en place. Selon l’année d’acquisition des terrains, les durées d’amortissement des actifs fonciers sont donc très variables. Autrement dit, les magasins construits sur les premiers terrains achetés atteignent beaucoup plus vite le point mort que ceux qui verront le jour sur les parcelles négociées actuellement. Chaque année, la disproportion s’accentue entre le coût des actifs et la rentabilité de l’exploitation, renchérissant d’autant le ticket d’entrée pour les nouveaux venus qui voudraient démarrer ex-nihilo.
Bertrand Gobin

Autant de vigiles que de caissières
Ouverts 7 jours sur 7, parfois 24 h / 24, les plus gros hypermarchés russes (12 à 16 000 m²) peuvent dépasser les 20 000 passages en caisse quotidiens. La distribution en libre-service dans les pays de l’Est reste pénalisée par une démarque importante. Pour la juguler, les magasins consacrent en moyenne 0,9 % de leur chiffre d’affaires aux dépenses de sécurité (personnel et équipements de surveillance). Dans les hypermarchés, il faut compter des effectifs en vigiles équivalents à ceux du personnel de caisse. Les niveaux de marges brutes des hypermarchés russes oscillent selon les enseignes entre 10 et 17 %. En dépit des effectifs pléthoriques, les frais de personnel sont souvent inférieurs à 4 %.
Bertrand Gobin

En Russie, l’oiseau fait son nid … doré
Des quelques acteurs occidentaux présents en Russie, Auchan est certainement celui qui mise le plus sur ce pays. Arrivé en 2002, le groupe fondé par Gérard Mulliez compte aujourd’hui 14 hypermarchés dont 7 ouverts l’an passé. Considérée comme la moins chère des enseignes, Auchan bénéficie d’une image prix qui déplace les foules vers ses magasins … et qui fait tinter ses caisses dans des proportions insoupçonnées. Le site www.lempiredesmulliez.com révèle ainsi que la moitié des magasins du Top 15 mondial du groupe en chiffre d’affaires se trouvent en Russie ! Ce sont même trois d’entre eux qui occupent le podium, reléguant Auchan Vélizy - numéro un des hypers français toutes enseignes confondues - à la quatrième place du classement. D’après certains observateurs, au vu des dizaines de projets en cours de montage, le distributeur nordiste pourrait, d’ici cinq ou sept ans, réaliser en Russie l’équivalent de ses ventes actuelles sur l’Hexagone.

Imaginez des villes comme Nice ou Bordeaux dont le réseau d’hypermarchés se serait constitué non pas en 20 ou 30 ans, comme ce fût le cas, mais seulement en trois ou quatre ans ; des agglomérations telles que Lille ou Toulouse qui seraient passées d’un coup de zéro à 15 hypers, ou autrement dit des années 70 à l’an 2000 … le temps d’un quinquennat. Une mutation vertigineuse qui donne le tournis mais illustrant pourtant ce qui en train de s’accomplir aux confins de la Russie.

Le déclic s’est produit il y a 18 mois

L’émergence du commerce moderne au pays de Poutine remonte à l’an 2000. Dans ce pays-continent de 142 millions d’habitants, la distribution moderne s’est d’abord développée à Moscou ainsi que dans les deux métropoles régionales de Saint-Pétersbourg et Kazan. Restées à l’écart du mouvement, les autres villes de province sont sur le point d’être à leur tour touchées par la vague. En fait, le déclic s’est produit il y a environ 18 mois. « A partir de l’automne 2005, nous avons vu un emballement soudain des investisseurs, chacun cherchant à sécuriser au plus vite les meilleurs emplacements afin de ne pas les laisser à la concurrence », note un observateur local.
La ville d’Ufa, par exemple, ne compte toujours pas de centre commercial. D’ici cinq ans, la capitale de Bachkirie pourrait en compter … une quinzaine. C’est en tout cas le nombre d’autorisations délivrées par le maire au cours des derniers mois. Du coup, et il en est ainsi pour une dizaine de grandes agglomérations russes, la cadence de saturation devrait être extraordinairement rapide. La réponse des consommateurs à cette explosion attendue de l’offre commerciale ne fait guère de doutes. Les précédents moscovites ou polonais ont montré que dans les ex-régimes communistes l’apprentissage des nouveaux modes de consommation se faisait sur des périodes très courtes et que les habitudes d’achat pouvaient être radicalement bouleversées en très peu de temps.

X5, le leader, ne détient que 3 % de part de marché

Sur Moscou - où l’on recense une trentaine de points de vente de plus de 3 000 m²- , les magasins atteignent généralement leur rythme de croisière au bout d’un an. En province, il faut compter le double, ce qui reste néanmoins étonnement rapide. « Les consommateurs adoptent très vite les hypers. D’une part, parce que les produits y sont mois chers, mais aussi parce qu’ils offrent davantage de confort que les marchés de plein air, pas franchement accueillants dans un pays où l’hiver n’en finit pas », commente un expatrié français. Par ailleurs, dans les villes les plus dynamiques, la hausse du pouvoir d’achat, supérieure à l’inflation, augmente le revenu disponible et favorise les dépenses des ménages.
Globalement, les autorités locales voient d’un bon œil l’émergence du commerce organisé. Pour une raison simple : les hypers sont dotées de caisses enregistreuses ! Ils offrent par conséquent la possibilité de lever l’impôt, ce qui est loin d’être le cas avec les marchés couverts, véritables places fortes de l’économie parallèle.
Hormis Auchan et Metro, les poids lourds de la distribution alimentaire mondiale ont peu investi la Russie. L’administration, très tatillonne, et la corruption présumée ont manifestement retardé l’arrivée massive des capitaux étrangers. Conséquence : la distribution moderne reste très majoritairement aux mains des entreprises russes. Sur les dix premiers acteurs dans le pays, huit sont des nationaux et ni Wal-Mart ni Carrefour ne se sont encore positionnés sur l’échiquier russe. Autre caractéristique dominante du secteur : sa très forte atomisation. Le leader, le groupe X5 Retail, détient tout juste 3 % de parts de marché. Ensemble, les cinq premiers distributeurs pèsent moins de 10 % du commerce organisé. Lequel ne représente lui-même qu’un quart des ventes de détail du pays. C’est dire s’il reste du potentiel.

Bertrand Gobin


Publié dans Les dossiers

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